Alors que la Banque mondiale vient d’alerter sur la faible contribution à la croissance du pays de nos entreprises du secteur privé, la profession comptable, censée conseiller ces dernières et contribuer à les faire évoluer, s’invite, une fois de plus, tel un serpent de mer, dans le débat dans un Maroc qui essaie, depuis le début des années 90, de réglementer l’exercice de cette profession.
Sans grand succès, faut-il l’avouer? En 1993, la loi 15-89, règlementant la profession d’expert-comptable et instituant un Ordre des experts-comptables, est adoptée concomitamment avec un décret règlementant le port du titre de comptable agréé (et non l’exercice de la profession de comptable agréé).
En 2015, la loi 127-12, règlementant la profession de comptable agréé et instituant une Organisation professionnelle des comptables agréés (OPCA), est adoptée avec abrogation dudit décret et octroi du monopôle de la tenue et la supervision des comptes des entreprises aux comptables agréés; mais également aux experts-comptables dont lesdites missions représentent, pour la grande majorité d’entre eux, l’essentiel de l’activité, vu l’étroitesse du marché de l’audit et du commissariat aux comptes dont ils ont le monopôle; un marché qui reste, par ailleurs, dominé si ce n’est par les Big four du moins par la dizaine de grands cabinets que compte le Maroc.
L’article 21 de la discorde
Alors qu’elle avait, dans sa forme de projet, fait l’objet d’un consensus entre les principaux acteurs de la profession comptable, la loi 127-12 en a, au sortir du Parlement, fait déchanter plus d’un et à leur tête l’Ordre des experts-comptables. Et ce, par le rajout par la première Chambre du Parlement d’un article (n° 21) qui a purement et simplement institué l’ouverture, pour toujours, de la profession comptable aux titulaires d’un «bac +3» au motif, paraît-il, de réduire le nombre de diplômés chômeurs.
Alors que la réglementation de la profession devait viser, avant tout, à en rehausser le niveau et ce, d’une part, par la régularisation de la situation des professionnels exerçant sans titre d’expert-comptable ni de comptable agréé; et d’autre part, par la normalisation de l’accès à la profession pour les nouveaux entrants par le diplôme qui y prépare le mieux, à savoir le diplôme d’expert-comptable.
Ajouté à la dernière minute et sans étude d’impact, ni concertation avec les représentants de la profession, l’article 21 institutionnalise, de l’avis de nombreux professionnels, tout bonnement un nivellement par le bas et constitue, de ce fait, une menace existentielle pour une profession comptable de qualité; car l’opérationnalisation dudit article, qui n’a pas encore eu lieu, aurait immanquablement un double effet: Primo, elle en rajouterait aux difficultés des experts-comptables, de plus en plus nombreux, qui ont du mal à «joindre les deux bouts» (eh oui! il en existe et avec de très hautes compétences), et accentuerait, par la même, leur transhumance vers l’entreprise ou l’administration publique à la recherche d’une rémunération plus en rapport avec leurs compétences.
Secundo, elle réduirait significativement l’attrait du diplôme d’expert-comptable. Pourquoi préparer un «bac +8» quand l’article 21 permet, avec un «bac +3», d’exercer près de 80% de l’activité d’un expert-comptable? La crainte est d’arriver, à terme, à la situation surréaliste où la profession comptable ne serait plus exercée, ou très peu, par ceux qui sont les mieux préparés pour le faire.
Quand on sait que différentes études ont démontré, sous d’autres cieux, que les entreprises accompagnées par un expert-comptable sont les plus pérennes et quand on sait que le Maroc est un des pays qui enregistrent le taux de défaillance d’entreprises le plus élevé au monde, nul besoin d’être grand clerc pour comprendre que l’on doit urgemment changer de fusil d’épaule pour réformer correctement la profession comptable dans notre pays; une profession qui, hélas, est devenue celle de tous ceux qui n’en ont pas une; et l’on s’étonne toujours de constater que les deux tiers des bilans déposés à l’Administration fiscale présentent des déficits.
La loi 127-12, quel bilan?
La mise en œuvre des dispositions de la loi 127-12 a permis à quelque 1.700 comptables d’être inscrits à l’OPCA et à recenser quelque 2.200 praticiens, dits «comptables indépendants», ne satisfaisant pas aux conditions d’éligibilité au statut de «comptable agréé» et devant, en vertu de son article 103 de ladite loi, passer dans les 10 années suivant la publication de la loi, un examen annuel d’aptitude professionnelle pour prétendre à une inscription à l’OPCA.
Une première session dudit examen vient d’être organisée par l’ISCAE et a enregistré, sur fond d’appel au boycott, la participation de quelque 140 candidats dont près de la moitié ont été reçus.
Tout récemment, et à l’initiative d’un groupe parlementaire de la majorité et à la demande des comptables indépendants boycottant l’examen d’aptitude, le ministère de l’Economie et des Finances a élaboré un projet d’amendement de la loi 127-12 visant à supprimer celui-ci pour le remplacer par une formation.
Le projet d’amendement prévoit également d’accentue la tutelle sur l’OPCA pour permettre au ministère d’intervenir en cas de blocage, comme c’est le cas actuellement. En effet, l’OPCA n’a pas, depuis son institution, pu réussir à mettre en place ses Conseils régionaux pour pouvoir s’acquitter des missions qui lui sont dévolues.
Ledit projet d’amendement est, par ailleurs, contesté par, d’une part, ceux qui ne voient pas d’un bon œil l’accentuation de la tutelle sur l’OPCA, et d’autre part, par ceux qui refusent la suppression de l’examen d’aptitude professionnelle qu’ils considèrent nécessaire à l’élévation du niveau de la profession.
Tendre vers la conformité avec les standards internationaux
Voilà pour la petite histoire, aux sens propre et figuré, en attendant la grande qui n’a pas encore eu lieu. La grande Histoire voudrait, en effet, que la réforme soit un facteur de progrès et permette au Maroc de tendre vers la conformité avec les standards internationaux en rehaussant le niveau de la profession comptable dans son ensemble pour la mettre réellement au service de l’économie nationale. Cela passe, à notre humble avis, nécessairement par:
■ la régularisation, dans le cadre d’une sorte de «plan Marshall», de la situation des quelque 2.200 comptables dits «indépendants» qui n’ont pu intégrer l’OPCA et ce, en mettant en place et finançant un dispositif de formation accélérée et obligatoire pour renforcer leurs qualifications. L’ISCAE et l’Institut de formation de l’Ordre des experts-comptables, voire les ENCG, devant, bien entendu, être mis à contribution.
■ la normalisation, à l’avenir, de l’accès à la profession comptable uniquement par le diplôme qui y prépare le mieux, à savoir le diplôme d’expert-comptable, en arrêtant le recrutement de nouveaux comptables agréés en dehors des professionnels en exercice et non encore inscrits à l’OPCA. Ce qui implique la nécessité d’abroger l’article 21 de la loi 127-12 qui, rappelons-le, donne à des profils n’ayant pas la formation adéquate (des «bac +3») le droit d’exercer une profession qui n’est pas des plus faciles pour qui voudrait l’exercer dans les règles de l’art; une profession qui, du reste, est des plus vitales pour l’économie du pays.
■ l’initiation d’une réflexion sur la nécessaire unification de la profession comptable par la création d’un Ordre des experts-comptables et comptables agréés avec, bien entendu, deux tableaux et des attributions propres aux uns et aux autres, à l’instar de ce que fut le cas en France et ce, pour permettre un meilleur encadrement de la profession qui ne peut fonctionner avec deux têtes et se doit d’avoir une seule instance de normalisation des pratiques professionnelles.
Acteur essentiel de la compétitivité
La relation d’une entreprise avec un professionnel de la comptabilité, expert-comptable, comptable agréé ou comptable indépendant soit-il, s’étend généralement à une mission de conseil global du chef d’entreprise dans pratiquement tous les domaines de la gestion; cela va de la tenue et la supervision des comptes jusqu’au positionnement stratégique de l’entreprise.
Une mission qui requiert une formation et des qualifications non seulement de haut niveau, mais surtout constamment mises à jour, le devenir de l’entreprise pouvant, des fois, en dépendre. L’auteur de ces lignes, bien qu’expert-comptable en exercice depuis plus de 20 ans, a, par moments, du mal à être d’un bon conseil pour ses clients, tellement le champ des sollicitations est vaste (comptabilité, fiscalité, finance, organisation, marketing, recrutement, stratégie, droit de travail, droit commercial, ressources humaines,…).
Ouvrir cette profession à des «bac +3», tel que stipulé dans l’article 127-12, c’est accepter de faire prendre à nos entreprises de sérieux risques et c’est également accepter la situation ubuesque où un «bac +3» se retrouve habilité à conseiller un chef d’entreprise «bac +5» en gestion des entreprises.
Quand on sait que nos TPME représentent près de 95% du tissu économique national, quelque 30% de nos exportations et occupent environ 45% des salariés du Royaume, le professionnel comptable, expert-comptable, comptable agréé ou comptable indépendant soit-il, se trouve investi d’une mission des plus cruciales, qui en fait un acteur essentiel de la compétitivité et du développement de nos TPME et partant de l’économie nationale.
Les TPME sont, sans conteste, l’avenir de l’économie du Maroc, car constituant le creuset de la richesse nationale. Leur développement, voire leur avenir, dépendra, dans une large mesure, de la valeur des conseillers sur lesquels elles pourront s’appuyer.
Et le premier d’entre eux est le professionnel comptable dont on doit s’assurer qu’il présente toutes les garanties de compétence et ce, d’autant plus qu’il se retrouve le plus souvent en première ligne dans la prise en charge des investisseurs, tant locaux qu’étrangers dont le Maroc a tant besoin.
Loin de tout corporatisme qui viserait à défendre un quelconque pré-carré et ne considérant, par-dessus tout, que les intérêts supérieurs du pays, voilà quelques éléments, pour ne s’en tenir qu’à ceux-là, qui nous paraissent plaider en faveur d’une urgente et véritable mise à niveau de la profession comptable.
Ce qui requiert de mettre, réellement et efficacement, à contribution l’Ordre des experts-comptables qui ne ferait ainsi qu’assumer la mission que l’Ifac (Fédération internationale des experts-comptables), dont il est membre, met à la charge de ses membres: «servir l’intérêt général, renforcer la profession comptable dans le pays et contribuer au développement d’une économie nationale robuste en assurant et en promouvant l’adhésion à des normes professionnelles de haute qualité, en faisant progresser la convergence vers les normes internationales et en s’exprimant sur les problèmes d’intérêt public là où l’expertise de la profession est la plus pertinente».
Le Maroc de la LGV, de TangerMed, de la Centrale solaire «Noor», des conquêtes africaines, le Maroc qui s’apprête, comme annoncé par Sa Majesté dans le dernier discours du Trône, à lancer une nouvelle génération de réformes et de grands chantiers s’appuyant sur de nouvelles compétences… ce Maroc-là ne devrait et ne pourrait plus se permettre de se passer d’une profession comptable hautement qualifiée pour être à la hauteur de ses ambitions.
La véritable réforme, c’est donc maintenant. Le volontarisme dont fait preuve le nouveau ministre des Finances dans de nombreux dossiers nous fonde à croire que cette fois-ci pourra être la bonne.